Abokup: Départ de Kolgememis

Dieudonné Enoh
Art & Literature, Novel, Serial
French
Abokup: Départ de Kolgememis

3

Départ de Kolgememis

« Allez, on s’en va !», dit Drama, en enclenchant la première vitesse de son camion. Abokup était assis à ses côtés dans la cabine de conduite. Ils se trouvaient tous les deux dans un vieux camion Mercedes Benz, un modèle que les gens avaient surnommé « Eléphant de la piste », à cause de sa grosseur et de sa robustesse. Il tirait derrière lui une remorque bondée de marchandise tout comme lui-même.

Le cœur d’Abokup fut rempli de joie lorsqu’il vit s’évanouir dans le rétroviseur du camion les dernières maisons de Sinabé. Enfin, il quittait cette ville où est mort il y a longtemps l’espoir. Il se mit à rêver de son arrivée en Europe, comment il y vivrait dans le bonheur. Il pensa à ce vacancier de France qui tenait des réunions à Sinabé pour expliquer aux jeunes que l’Europe n’était pas ce que l’on croyait. Il disait que l’argent des Européens était très difficile à gagner, que lorsqu’ils vous payaient, vous étiez tellement épuisés de travail que vous vous sentiez volé. Il racontait beaucoup d’histoires décourageantes pour les jeunes. Mais, en même temps, il n’était guère convaincant, car d’autres personnes, à peine parties en Europe comme lui, s’étaient mises à envoyer de l’argent à leurs familles restées au pays. Par exemple, Makalapaty, un jeune laveur de voitures qu’il connaissait, quelqu’un qui n’avait pas vraiment été à l’école, en moins d’une année seulement passée là-bas, était revenu au pays. Il avait ramené deux voitures qu’il était venues transformer en taxis, et qu’il avait laissées à son épouse. La vie de sa famille a, depuis, radicalement changé. Pour quelle raison écouter les propos effrayants et décourageants du vacancier lorsque d’un autre côté, on sait ce qu’a fait en si peu de temps Makalapaty ? A coup sûr, le vacancier était un individu qui ne désirait pas le bien des autres. C’est un égoïste. Il ne pense qu’à lui seul. A preuve, sa famille se plaint continuellement que pour qu’elle reçoive le moindre centime de lui, elle doit pratiquement l’assaillir d’appels téléphoniques et de mails. Ce n’est qu’alors qu’il daigne effectuer un misérable petit envoi d’argent par Western Union. De toute façon, la chicheté de ce bonhomme était déjà connue ici avant même qu’il ne parte. Plus pingre que lui, tu meurs. Ce n’est pas la peine de prendre en considération ses dires. C’est un hibou, c’est-à-dire un oiseau de mauvais augure. Pouah !

* * *

Ils roulèrent toute la journée, et atteignirent la frontière en pleine nuit. Il fallait attendre le matin pour la franchir, car elle se fermait à 18 heures. Drama, son « motor boy », à savoir, homme à tout faire à bord d’un camion, voyageant habituellement à l’arrière avec les bagages, et Abokup, étalèrent tous les trois des nattes sous l’automobile, entre les deux essieux. Ils se trouvaient déjà dans le sahel, et il y faisait très froid une fois la nuit tombée. Abokup n’avait rien pour se couvrir. Drama alluma un feu sous le camion, pour lui permettre de se tenir au chaud. Mais, celui-ci ne produisait de la chaleur que lorsque l’on se trouvait tout près de lui. Bien pire, celle-ci était si intense que finalement, elle vous obligeait à vous maintenir à distance de peur de vous brûler. Abokup ne put pas ainsi véritablement dormir. Il passa de ce fait la nuit à réfléchir, à penser à son voyage. Jusque-là, tout s’était parfaitement déroulé. Il n’y avait eu aucun problème. Mais, à vrai dire, il n’avait pas vraiment bougé, puisqu’il se trouvait encore à l’intérieur de son pays. Au lever du jour, il allait franchir la frontière et se retrouver, pour la première fois de sa vie, dans un autre. Comment les choses allaient-elles se passer là-bas ? Malgré tout, ce sera encore l’Afrique, donc, pas d’inquiétude particulière. Mais, après ? Déjà au Maghreb, ce sera l’Afrique blanche, le monde arabe. Qu’en sera-t-il de lui une fois là-bas ? Enfin, après le Maghreb, la mer. Il faudra la traverser. A cette idée, un frisson lui parcourut le corps, de la tête aux pieds. Du coup, les paroles du journaliste dans le bar déplorant à la télévision la mort en mer de plusieurs centaines de clandestins se mirent de nouveau à résonner intensément à ses oreilles. Elle ne se contentait pas simplement de résonner, elle détonnait carrément. Ils étaient deux cents dans l’embarcation, seuls trois d’entre eux ont survécu. Quelle assurance avait-il pour penser que s’il s’était retrouvé dans cette pirogue, il ne figurerait pas parmi les deux cents malheureux qui ont perdu leurs vies ? Un autre frisson lui secoua de nouveau le corps, de la tête aux pieds. Voilà qu’il était sur le point de quitter son pays pour l’Europe, et au milieu, il y avait la mer Méditerranée. Aïe ! Celle-ci est mangeuse d’hommes. Elle est un monstre. Elle est sans pitié. Elle a le cœur cruel. Aïe ! Parviendra-t-il à la franchir ? Ne le mange-ra-t-elle pas à son tour ?

Lorsque se leva le jour, il était toujours dans ses pensées, ses appréhensions. Oui, la mer. La mer. La mer. Il en avait des frissons. Maudit soit celui qui l’intercala entre l’Afrique et l’Europe. On dit que Dieu ne se trompe jamais. Eh bien, cette fois-là, il s’est bien trompé. Il s’est complétement trompé en plaçant cette mer à cet endroit. Pourquoi ne l’avoir-t-il pas située après l’Europe, dans le nord par exemple, ou ailleurs encore ? Les endroits ne manquaient pas. Il ne se trompe jamais. C’est faux. Là il l’a bel et bien fait, il s’est royalement trompé, tout Dieu qu’il est. Non, tout ce que Dieu fait n’est pas bon. Les religieux ont tort quand ils le disent.

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