Journal d’un clandestin africain

Dieudonné Enoh
Art & Literature, Serial, Story
French
Journal d’un clandestin africain

— O père, toi qui m’as donné la vie, toi dont le sang coule dans mes veines, toi dont le souffle se poursuit dans mes poumons, et ta silhouette dans la mienne, me voici devant toi, je suis venu t’annoncer que je pars.

     Abokup s’était levé de grand-matin, au crépuscule, alors que dormait encore tout le village. Il avait décidé de dire au revoir à son père qui reposait au cimetière de celui-ci, avant de partir pour l’Europe. Il était important qu’il le fasse, afin de recueillir sa bénédiction. Les gens du village, Messamba, étant très mal in-tentionnés, il ne fallait pas que l’un d’eux l’aperçoive en s’y ren-dant ou en si trouvant. Il allait se mettre à lui poser de nombreuses et embarrassantes questions, auxquelles il ne pourrait pas ré-pondre. Il n’avait révélé à per-sonne sa décision d’entamer un périple vers l’Europe, et dans le-quel il pouvait laisser sa peau. Il était à genoux au bord de la tombe de son père.

— O père, je sais que tu m’en-tends. Je sais que tu es avec moi en ce moment. Je sais que tu te trouves à mes côtés. Je sais que tes oreilles me sont toutes ouïes.

     Habituellement, il avait peur du cimetière. Mais, cette fois-ci, il fallait qu’il surmonte sa peur, pour bénéficier de la protection de son père au pays des morts.

— O père, je pars très loin. Je pars tout là-bas. Je pars à la recherche de la vie. Je pars à la recherche du bonheur.

     Il se tut, se mit à regarder furtivement tout autour de lui si personne ne venait. Puis, il reprit son monologue.

— J’ai été à l’école, ainsi que tu m’as demandé de faire quand tu rendais l’âme et quittais ce monde, et je l’ai achevée malgré les difficultés auxquelles devenu orphelin j’étais confrontées. J’ai respecté ta volonté. Mais, ô père, j’ai été à l’école pour rien. J’y ai usé mes culottes pour rien. J’y ai usé ma tête pour rien. Il n’y a plus de travail dans le pays, il n’y a plus d’espoir pour un jeune comme moi ici. Alors, je suis venu te dire que je pars, il faut me protéger.

     Il se tut de nouveau, recom-mença regarder furtivement tout autour de lui si personne ne ve-nait, puis recommença à s’a-dresser à son père.

— O père, je reviendrai comme je suis parti. Je reviendrai pour perpétuer ton héritage. Je re-viendrai pour que tu ne dis-paraisses pas. Abokup, ton fils, ne saurait te trahir. Il reviendra fleurir ta concession. Elle ne disparaîtra pas sous les herbes. Personne dans le village, person-ne dans la contrée, ne rira d’elle. Personne, ni ici, ni ailleurs, ne demandera un jour, mais où est donc Abokup, ton fils ? Pourquoi la concession est-elle si sale, en-vahie par la broussaille ? Per-sonne ne posera jamais cette question. J’ai de petites écono-mies. Mais, ô père, me per-mettront-elles d’atteindre l’Euro-pe ? Me permettront-elles d’at-teindre l’Italie, la France, l’Al-lemagne, l’Angleterre, là où la vie est belle, là où les gens jettent la nourriture dans les poubelles, parce qu’ils en ont trop, là où les chiens sont plus nourris que nous les pauvres d’Afrique, portent même des vêtements lorsqu’il fait froid, de beaux pull-overs, sont amenés à l’hôpital lorsqu’ils tom-bent malades ? Là-bas, il n’y a pas de veilles maisons comme ici. Là-bas, il n’y a pas de vieilles bi-cyclettes comme ici. Là-bas, tout est neuf et étincelant de propreté et de beauté. On y paie même des gens qui ne travaillent pas. Comment ne pas aller dans un tel pays, ô père, moi qui meurs de misère ici ? Là-bas c’est le pa-radis. Je suis donc venu pour que tu me bénisses, afin que ton esprit bienveillant m’accompagne et veille sur moi tel un ange.

     Il se leva, contempla mélan-coliquement une dernière fois la tombe de son père. Il fit un geste de la main et dit :

— Au revoir mon père, je sais que tu seras avec moi.

     Il regarda encore furtivement tout autour de lui, pour s’assurer que personne ne l’avait aperçu. Il ne vit aucune ombre à l’horizon et sortit d’un pas pressé du cime-tière. Il rejoignit prestement le sentier qui conduisait aux mai-sons d’habitations, et atteignit rapidement sa case. Il la con-tourna et pénétra dans la salle de bain située à l’arrière de celle-ci. Il y avait déposé avant de se ren-dre sur la tombe de son père, un seau rempli d’une eau dans la-quelle baignaient des écorces d’arbres sacrés et des herbes porte-bonheur. C’était un bain de purification qu’il lui fallait pren-dre. Il se déshabilla, accrocha ses vêtements sur une corde prévue à cet effet, puis il entama le bain. Son corps fut parcouru d’un long fris-son lorsque l’eau contenue dans le seau se mit lui ruisseler dessus. Elle était toute froide. Il se frotta le corps longuement avec les écorces d’arbres et les herbes contenues dans le seau. En le faisant, il prononçait des paro-les incantatoires : « voici toute la malchance de ce village dont je me débarrasse en ce moment ; voici la jalousie de ce village que j’éloigne de mon corps en ce moment ; voici les freins de ce village que je laisse ici à présent ; que rien de mal ne m’arrive en chemin ; que toute pensée négative de qui que ce soit à mon endroit soit bannie ; que tout projet méchant contre moi échoue ; que tout regard maléfique se détourne de moi ; qu’il en soit ainsi ».

     Lorsque l’eau contenue dans le seau fut sur le point de s’épuiser, il le souleva à hauteur de sa tête, et le vida sur celle-ci. Le reste d’eau qui s’y trouvait se mit à ruisseler sur tout son corps de la tête aux pieds. Il posa finalement le seau au sol, et demeura debout. Il ne fallait pas qu’il s’essuie le corps avec une serviette. Il fallait le laisser se sécher tout seul. Cela dura un long moment. Quand il n’eut plus une seule goutte d’eau sur lui, il décrocha ses vêtements sur la corde, enfila son pantalon, puis sa chemisette, se chaussa, se courba, prit le seau vide entre ses mains, et alla le poser devant sa case. Il devait y demeurer une journée entière face au ciel. Tel était la conclusion du rite auquel il s’était livré. Il était désormais prêt pour se rendre en Europe en clandestin. Rien de mal ne pou-vait désormais plus lui arriver en route. Il y parviendrait assuré-ment sain et sauf. Il avait avec lui, la bénédiction de son défunt père.

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