Rencontre avec Drama: le chauffeur de camion

Dieudonné Enoh
Art & Literature, Serial, Story
French
Rencontre avec Drama: le chauffeur de camion

Abokup arriva à Sinabé où l’attendait Drama, une personne qui lui avait été présentée par un cousin à lui, et qui était un conducteur de camion-remorque. Il transportait de la marchandise du sud du pays au nord, et même dans les pays voisins. Il avait été convenu qu’il le déposerait à Niamey au Niger. Il avait l’habitude de porter des clandestins à bord de son automobile à qui il faisait traverser la frontière en déjouant la vigilance des douaniers, lorsqu’ils n’avaient pas de visa, parce qu’il était connu d’eux.

— Le camion est au garage pour une révision avant le départ. C’est ce que je fais toujours. Il est déjà vieux, sinon, il pourrait me lâcher en chemin. Je le retire demain soir, et nous partons après-demain matin, juste après en avoir achevé le chargement de la marchandise que j’emporte. Euh … As-tu apporté l’argent ? lui demanda Drama.

— Oui, répondit Abokup, bien sûr.

— Ok. Où est-il ?

— Je l’ai avec moi.

— Donne, dit Drama, en tendant la main.

Abokup se leva, défit la ceinture de son pantalon, le laissa tomber au sol à ses pieds, et resta debout avec la culotte qu’il portait en dessous. Il la déboutonna, l’ouvrit et dévoila une poche avec fermeture éclair plaquée à l’intérieur. Il fit coulisser la fermeture éclair, introduisit la main dans la poche, et en sortit une petite liasse d’argent. Il se mit à compter quelques billets, les tira délicatement de la liasse en faisant attention à ce que le reste ne tombât pas au sol, et les lui tendit.

— Tu peux vérifier, tout y est.

— Merci, dit Drama.

Ce dernier prit l’argent deux mains, baissa son regard, le porta dessus, et se mit tout doucement à le compter, en palpant chaque billet, comme s’il voulait s’assurer que ce n’était pas de la fausse monnaie. Quand il eut fini, il releva la tête et déclara tout souriant.

— Ouais, le compte est bon.

Il allongea sa jambe droite, plongea la main tenant les billets dans sa poche, et l’en retira aussitôt, délestée de l’argent. Puis il replia sa jambe. La petite liasse faisait une légère enflure sur sa cuisse droite au niveau de la poche. Il posa ses coudes, les bras croisés, sur ses deux cuisses, pour la dissimuler.

De son côté, Abokup replaça le reste des liasses dans la poche de sa culotte, en referma la fermeture éclair, se courba, releva son pantalon, et, enfin, le reboutonna. Puis, il se rassit.

— Bon, je vais partir, dit-il.

— Ouais, euh … tu viens ici de bonne heure après-demain, on part aussitôt.

*                 *

*

Abokup sortit tout soulagé de la maison de Drama. Il se sentait tout léger. Il se rendit dans le centre-ville. Les gens qu’il rencontrait dans la rue lui semblaient désormais sans intérêt. Ses yeux ne les voyaient même plus. Il avait désormais l’esprit ailleurs, dans son voyage, dans sa nouvelle vie qui allait commencer le surlendemain. Il allait enfin quitter ce pays de malheur, ce pays où tout était bouché, où l’horizon était infini et noir, tel un trou noir dans le cosmos. Il allait enfin partir dans un pays de lumières, en Europe, peu importait lequel, dès lors qu’il se trouvait en Europe.

Une épaule le heurta violemment. Il faillit se renverser, tellement le choc avait été fort. Il se retourna pour s’excuser auprès de la personne qu’il avait heurtée. Il découvrit un copain à lui en train de rire aux éclats.

— Mais, Abokup, où as-tu la tête ? Tu ne m’as pas vu alors que je venais tout droit vers toi, dit celui-ci.

— Ah ! Hata, excuse-moi, j’étais ailleurs, c’est vrai.

— Mais fais attention en marchant dans la rue, une auto pourrait te renverser, regarde là où tu vas.

— C’est vrai, c’est vrai, tu as raison. J’étais ailleurs, excuse m’en.

— Ouais, écoute, je t’invite à prendre un verre, on pourra discuter un peu, t’as une minute j’espère ?

— Oui, oui, bien sûr.

Hata et Abokup pénétrèrent dans un bar, ils choisirent une table face à la télévision fixée à un des murs et allumée. Ils s’assirent. Une servante vint aussitôt. Ils commandèrent des boissons. Hata voulut engager la conversation. Abokup dont les yeux se braquèrent sur l’écran de télévision l’interrompit d’un geste de la main.

— Attends, attends …

« Encore un drame de l’immigration. Trois immigrants clandestins découverts dans une embarcation de fortune à la dérive en pleine Méditerranée ont été sauvés de justesse par la marine italienne au large de Lampedusa. Ils étaient totalement épuisés, affamés et déshydratés. Ils sont partis des côtes libyennes, avec deux cents autres clandestins africains sur cette frêle embarcation, et tous les autres ont péri en route, selon ces trois survivants, leurs corps ont été jetés à la mer au fur et à mesure qu’ils mouraient ».

Hata poussa un soupir.

— Ça ne change rien, la vie est trop dure ici en Afrique, ça ne change rien, si moi je trouvais une occasion, je n’hésiterai pas une seule seconde, je partirai. Qu’est-ce que je fais ici, à me nourrir de misère ? Je mange la misère, matin, midi, soir. Je mange le désespoir, matin, midi, soir. Je mange l’incertitude du lendemain, matin, midi, soir. Oui, l’incertitude. Voilà ce que je mange, de janvier à décembre. Chaque année, au nouvel an, je me dis que ça ira mieux. Illusions. En décembre, je découvre que ça n’a été guère différent de l’année d’avant. Une nouvelle année recommence. Même chose. Je suis déjà las de prier Dieu, las de le prier. Il a fermé ses oreilles à nous autres, les jeunes Africains. Il ne nous écoute guère. Il n’écoute que les Européens. Regardez comment sont beaux leurs pays. Là-bas c’est le paradis. Le jour où je trouverai une occasion, je partirai sans attendre. Tout dans ce pays est noir comme la peau des gens qui y vivent. L’appellation Afrique noire devrait lui être appliquée et le renommer « République toute noire de Kolgememis », ou bien « République de Kolgememis tout noir », parce que tout, tout, tout y est noir, pour un jeune comme moi. Le présent, noir, le passé, noir, l’avenir, noir, tout y est noir, noir comme de la suie, sur des marmites au feu.

Abokup l’écouta sans rien dire, se contentant d’approuver intérieurement ce qu’il entendait. Il se mit simplement à acquiescer de la tête. Hata s’en aperçut, et lui demanda confirmation :

— N’es-tu pas d’accord avec moi ?

Il répondit avec empressement.

— Oui, oui, moi aussi, à la première occasion qui se présentera, je m’en irai, je n’ai cure de ceux qui meurent en mer. De toute façon, nous sommes tous appelés à mourir, en conséquence, nous allons bien mourir un jour ou un autre. Quelle différence y-a-t-il entre mourir de douleur dans un lit de malade dans un hôpital ici en Afrique par manque de médicaments ou par la négligence chronique des infirmiers, et mourir en pleine mer en tentant de changer son existence ? Aucune. Mourir c’est mourir. A la première occasion, je pars.

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